jeudi 26 avril 2012

Pourquoi Sarkozy aurait dû lire Malaparte, avant de le citer place de la Concorde

Dimanche dernier, Nicolas Sarkozy rassemblait ses ouailles place de la Concorde à Paris.
Dès l’entame de son discours, il citait un auteur italien méconnu et controversé, passé du fascisme au communisme : le toscan Kurt-Erich Suckert, plus connu sous le nom de Curzio Malaparte.
Dans ce texte, cet auteur italien « qui nous connait si bien », pour reprendre les termes du Candidat-Président, aurait dit :
« La place de la Concorde est une idée ; ce n’est pas une place, c’est une manière de penser. Tout ce qui est vraiment français se mesure ici. »
Le texte intégral n’est pas disponible sur Internet, ce qui explique peut-être que personne ne s’y soit plongé.
Or, la lecture de « Promenade place de la Concorde » révèle une faute politique majeure de Nicolas Sarkozy.
Ce texte est en effet un pamphlet critiquant vertement le conservatisme et le déclin de la France.
Morceaux choisis.
 

 
Nicolas Sarkozy a donc cité Malaparte. Entre autres, car ce sont également Péguy, Césaire, Racine, Zola ou encore Hugo qui furent mentionnés dans le discours du Candidat-Président, alignant les auteurs comme les livres et DVD qu’il lit désormais.
Nicolas Sarkozy prononça ces mots, dès l’entame de son discours :


« C’est MALAPARTE, l’Italien, qui a le mieux parlé de ce lieu, la Concorde, où commencent et finissent depuis deux siècles toutes nos tragédies nationales».


Mais qui est Malaparte ?
Témoin tourmenté des drames de la première moitié du XXème siècle, Malaparte est un personnage alambiqué et controversé.
Son biographe Maurizio Serra le décrit comme un «militant de toutes les causes et de leur contraire, il a été le précurseur de l’engagement brouillon des intellectuels contre l’ordre bourgeois pour un public de bourgeois médusés et apeurés ».
Passé du fascisme révolutionnaire au communisme, Malaparte a légué à sa mort sa maison au Parti communiste chinois...
C’est ce personnage ambigu que Nicolas Sarkozy a délibérément choisi de citer lors d’un moment phare de sa campagne : le grand rassemblement place de la Concorde, dimanche 15 avril dernier.

Reprenons donc le discours de Nicolas Sarkozy :
« C’est MALAPARTE, l’Italien, qui a le mieux parlé de ce lieu, la Concorde, où commencent et finissent depuis deux siècles toutes nos tragédies nationales. La place de la Concorde, dit-il, est une idée ; ce n’est pas une place, c’est une manière de penser. Tout ce qui est vraiment français se mesure ici.
Eh bien, la vague immense qui submerge aujourd'hui le cœur de Paris porte cette idée de la France comme une irrésistible espérance !
Vous êtes la France !
C’est ce même MALAPARTE, c’est ce même Italien qui nous connaît si bien, qui a dit : L’Italien considère l’histoire comme un caprice, fût-il un caprice des dieux, l’Anglais comme un fait de la nature, mais le Français considère l’histoire comme un fait de la volonté des hommes.
Cette volonté française de faire l’histoire, pour ne pas la subir, c’est cette volonté, la même, qui vous a conduits ici, sur la place de la Concorde ! »
Si, abstraitement, ces morceaux choisis semblent porter puissamment le discours du candidat, la lecture complète du texte révèle qu’il en va tout autrement.
Ces citations proviennent de « Promenade place de la Concorde », extrait du Journal d’un Etranger à Paris publié en 1966.
Mais que dit vraiment ce texte ?
Pour Malaparte, la place de la Concorde est effectivement « la place la plus française qui soit en France », mais c’est loin d’être un compliment :
« C’est une place qui obéit à la géométrie, une place cartésienne. Froide, logique, rationaliste, mathématique, avare. C’est le spectre de la France, la radiographie du peuple français. »
Mais il faut un art, pour se promener place de la Concorde.  (…) On ne peut se promener place de la Concorde, c’est-à-dire connaître cet art, si l’on a une vue claire de la France, de ce qu’est la France. (…)
La liberté de la place de la Concorde n’est qu’apparente. (...) C’est une place qui est à l’extrême limite d’une civilisation. (...) C’est une place inassimilable pour la République. (...)

La place de la Concorde est une idée : ce n’est pas une place, c’est une manière de penser. Et la transformation qui s’est produite chez les français pendant ces quatorze années apparaît justement en ce que, d’une façon désormais évidente, il n’est plus d’harmonie entre cette place et eux ; (...)

A présent, le Français n’est rien, c’est un homme fini, diminué, la France est ruinée, c’est un pays fini, tout le monde, même un Hottentot, vaut mieux que les Français, etc., etc. (...)
Et quand je me sens submergé par la lâcheté d’autrui, par cette manie morbide, propre aujourd’hui aux Français, de dénigrer la France, je viens faire une promenade place de la Concorde. C’est là qu’est la France. Et il me semble être dans le ventre de la France comme Jonas dans le ventre de la Baleine

On réalise ici ô combien l’art de la citation est difficile.
Pour mémoire, François Hollande également s’y était pris les pieds dans le tapis il y a quelques mois en citant « Shakespeare » :
« ils ont échoué, parce qu'ils n'ont pas commencé par le rêve »
Or point de trace de cette phrase dans l’œuvre de William. Il sembla que cela puisse provenir d’un lointain descendant, Nicholas, mais lui non plus n’a pu retrouver la citation dans son œuvre.
Devant tant d’interrogation, le candidat socialiste aurait répondu « Qu’importe l’auteur quand la phrase est belle ».
Il faut croire que s’agissant de Malaparte, Monsieur Sarkozy considère qu’importe le texte quand la phrase est belle…

Voici la reproduction intégrale de « Promenade place de la Concorde », telle que parue en septembre 2010 dans le 6ème numéro de Criticat, revue critique d’architecture :

« J’ai fait ce soir une promenade place de la Concorde. Ce n’est pas comme disait Hemingway à l’un de ses amis, « une promenade à la campagne »
La campagne est aussi loin de la place de la Concorde qu’elle l’était de Versailles ; la campagne, cet endroit où les oiseaux sont crus. (Rien ne montre mieux que cette définition combien la noblesse française était éloignée, détachée de la vie des champs.)
La place de la Concorde est la place la plus française qui soit en France. Elle obéit à la même intelligence, au même sens de la tradition, à la même sensibilité qui ont créé, à Rome, la piazza del Popolo. (Là aussi la  même présence des arbres, dont le nom – popolo ne signifiant point peuple, mais peuplier en latin – et sur les pentes du Pincio. Et le nom de l’architecte français, Valadier ; bien qu’il fût romain et papal.)
C’est une place qui obéit à la géométrie, une place cartésienne. Froide, logique, rationaliste, mathématique, avare. C’est le spectre de la France, la radiographie du peuple français.
Quand on y arrive par les Champs-Elysées, on a comme fond de décor, en face le Jardin des Tuileries, à gauche l’hôtel Crillon, le ministère de la Marine, les arcades de la rue de Rivoli. J’ai devant les yeux l’un des paysages les plus typiques de la France.
Et si l’on arrive par la rue Royale, on a devant soi la Chambre des Députés, cette colonnade de pseudo Grèce, cette sorte de Grèce édifiée à l’usage de la bourgeoisie française, et les arbres des Champs-Elysées, l’air du fleuve, les reflets de la Seine dans l’air bleu et gris, dans cet air français qui est si français place de la Concorde.
Mais il faut un art, pour se promener place de la Concorde. Et il me semble, ou je crains, que les Français d’aujourd’hui ne l’aient perdu.
Il n’y avait que les Français à savoir se promener place de la Concorde. A présent, il n’y a même pas eux. C’est un art difficile à pratiquer. C’est un art qui appartient tout entier non au physique, mais au moral, à l’intellectuel. On ne peut se promener place de la Concorde, c’est-à-dire connaître cet art, si l’on a une vue claire de la France, de ce qu’est la France.
J’ai vu Edouard Herriot traverser la place de la Concorde. Il était radical, mais il connaissait cet art, encore qu’il l’ait connu en son déclin, et de façon approximative. Il montrait, en marchant, qu’il savait fort bien que la liberté de la place de la Concorde n’est qu’apparente. Pour tout dire, c’est en réalité une place enserrée entre les murs hauts et invisibles de la tradition, de la logique, de la dignité, des bonnes manières de l’âge d’or de l’esprit français.
On peut être radical, socialiste, républicain de droite ou de gauche, et connaître à peu près l’art de se promener place de la Concorde, mais je doute fort qu’un communiste le connaisse, ou un gaulliste, ou un Action française. C’est une place qui est à l’extrême limite d’une civilisation. Au-delà de cette frontière, c’est la démocratie, la République, le mauvais goût, la confusion. C’est une place inassimilable pour la République. D’un caractère moderne parfaitement raffiné, et intransigeant. De vraiment moderne, en France, il n’y a que la France de Louis XV.
(…)
La place de la Concorde est une idée : ce n’est pas une place, c’est une manière de penser. Et la transformation qui s’est produite chez les français pendant ces quatorze années apparaît justement en ce que, d’une façon désormais évidente, il n’est plus d’harmonie entre cette place et eux ; autrement dit, leur manière de penser n’est plus la même, n’est peut-être plus aussi française qu’avant. Ce qu’est aujourd’hui le Français, je l’ignore. On ne trouve chez lui que peu de trace de ce qui fait aujourd’hui l’Europe, et surtout il y a chez lui un défaut aujourd’hui répugnant, qui était déjà profond chez lui jadis, et qui est le provincialisme.
Autrefois, il n’y avait que lui sur terre, et c’est lui qui était tout : « ils font tout et ne savent rien, ils ne savent rien et font tout », comme disait Alfieri, en exagérant, dans le Misogallo ; le reste de la terre ne comptait pas, et Paris était le nombril du monde. Manière de penser qui était un défaut, et fort grave, dans un monde qui marchait déjà vers l’autonomie à l’égard non seulement de la France, mais même de l’Europe. Il y avait là assurément une forme de provincialisme, de nationalisme petit-bourgeois. A présent, c’est exactement le contraire. A présent, le Français n’est rien, c’est un homme fini, diminué, la France est ruinée, c’est un pays fini, tout le monde, même un Hottentot, vaut mieux que les Français, etc., etc.
Et c’est une autre forme de provincialisme, plus répugnante encore peut-être que celle d’hier. Quand j’entends des propos de ce genre dans le métro, les autobus, les cafés, les salons, moi qui ne suis pas français, qui suis l’étranger, qui suis (et c’est, en France, le plus lourd handicap) italien, je dois lutter de toutes mes forces contre la tentation de faire taire l’imprudent. Pour finir, je le fais, et toujours, et avec n’importe qui ; surtout avec les jeunes, même si ce sont des petites gens, comme souvent il arrive. Et quand je me sens submergé par la lâcheté d’autrui, par cette manie morbide, propre aujourd’hui aux Français, de dénigrer la France, je viens faire une promenade place de la Concorde. C’est là qu’est la France. Et il me semble être dans le ventre de la France comme Jonas dans le ventre de la Baleine.
Curzio Malaparte, « Promenade place de la Concorde », extrait du Journal d’un étranger à Paris, Paris, Denoël, 1967 (Diario di uno straniero a Parigi, Florence, Vallechi, 1966), pp. 35-40.

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